La Saint-Nicolas à Gérardmer
5 décembre 2013 Laisser un commentaire
Drelin ! Drelin !… Entendez-vous la clochette de Saint-Nicolas ?… Le 5 décembre, à 5 heures du soir ! La nuit, arrivée depuis longtemps, est fort noire; la neige tombe à larges flocons. Un trio s’avance à la file indienne ; Saint Nicolas, le Père Fouettard, le Père Sonneur ; une bande de gamins joyeux, exubérants, le suit, criant à tue-tête : « Saint Nicolas ! Saint Nicolas !… »
Fort bien costumé, Saint Nicolas a vraiment grand air avec son long surplis blanc et son étole chamarrée, sa mître ornée de papier doré, ses lunettes et sa longue barbe grise qui lui donnent un aspect vénérable; il porte avec dignité la crosse épiscopale ornée de flots de rubans et marche gravement. Le Père Fouettard est tout de noir vêtu, tel un ramoneur; un bonnet de coton, noir également, complète son accoutrement avec un brise-dos (1) rempli de verges de toutes les tailles. Le Père Sonneur éclaire la route avec un de ces gros falots comme en avaient les rouliers de jadis; il a rabattu sur le devant de ses yeux un large chapeau de feutre gris; à son dos, retenu par une ficelle, pend un vaste cabas gonflé de fruits secs : noix, noisettes, marrons destinés à être distribués aux petits enfants bien sages; le Père Sonneur agite à tout instant une puissante sonnette enlevée à quelque génisse des Hautes-Chaumes. Drelin !… Drelin !…
En face de la maison Bédel, la bande bruyante s’arrête sur le trottoir. Le trio seul pénètre dans le sombre corridor. Drelin !… Drelin !… La porte s’ouvre; un flot de lumière inonde les visiteurs : « Saint Nicolas ! » s’écrie la maman ! – Entrez donc, Saint Nicolas et la compagnie ! – Et le trio entre à pas comptés.
– Vite à genoux, les enfants ! reprend la mère de famille. – Apeurés, dévotement, mains jointes, les petits récitent l’oraison dominicale. La prière terminée, les enfants restent agenouillés, craintifs, dévorant des yeux le beau Saint Nicolas, mais dévisageant avec crainte le Père Fouettard et ses longues verges et jetant un oeil de convoitise sur le cabas du Père Sonneur.
– Vous n’avez pas froid, Saint Nicolas ? reprend la ménagère très accueillante, Approchez-vous donc du boro (2) avec vos compagnons ! – Et le grave Saint se chauffe gravement, dignement, comme il convient à un saint ! Père Fouettard et Père Sonneur se chauffent également avec importance en gardant un religieux silence; bientôt la neige fond sur leurs habits et l’eau roule en gouttelettes sur la belle barbe du saint, puis coule sur le plancher et forme sous les pieds de chacun des visiteurs une petite flaque :
– Sont-ils bien sages, vos enfants, Madame ? s’enquiert Saint Nicolas, Sont-ils bien obéissants, bien dociles ?
– Mais oui, Saint Nicolas, répond la maman indulgente.
– Récitent-ils régulièrement leurs pirères et étudient-ils leurs leçons ?
– Oui, Saint Nicolas, ils sont gentils.
Le Père Fouettard est irrité de ces réponses, il roule des yeux dont on ne voit que le blanc; il montre deux rangées de dents également blanches sous sa face de charbonnier et s’écrie d’une voix courroucée :
« – Alors ? il n’y a pas besoin de mon service ? Pourtant mon petit doigt me dit que votre Monmond (3) fait quelquefois sa mauvaise tête ? Voici des verges pour lui ! »
Cette fois les petits fondent en larmes et se réfugient derrière les jupes de la maman, entre deux sanglots, ils s’écrient : » Pardon Môssieu Saint Fouettard ! Pardon Môssieu Saint Nicolas !… »
C’est, pour les enfants, une minute d’angoisse; Saint Nicolas ne la laisse pas durer; faisant signe au Père Sonneur, le digne évêque reprend : – Je vois que nous sommes en présence d’une brave famille et de bons petits enfants. Je vais leur donner un léger souvenir de Saint Nicolas… Et le Saint distribue noix, noisettes et fruits secs aux enfants réconfortés et consolés qui, cette fois, examinent avec plus de hardiesse les révérends personnages.
– Merci Môssieu Saint Nicolas ! Merci Saint Fouettard ! Merci Saint Sonneur ! Ils donnent de la sainteté à tout le trio; le Père Fouettard et le Père Sonneur en sourient malicieusement.
– Au revoir mes amis ! Au revoir Madame ! A l’année prochaine ! Nous avons encore beaucoup d’enfants à visiter ce soir ! Bonsoir !
– Au revoir Saint Nicolas et la compagnie, merci bien ! Drelin !… Drelin !
La maman reconduit les hôtes; elle glisse dans la main du Père Sonneur une belle pièce blanche qui disparaît dans une bourse de cuir nouée à la ceinture.
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– Les revoilà ! Les revoilà ! – s’écrient les gamins. La bande joyeuse emboîte le pas au trio, saute avec bonheur dans la neige qui tombe toujours plus épaisse. Combien avez-vous eu ? demande un petit curieux au Père Sonneur ? Une pièce blanche répond avec fierté notre trésorier.
La troupe, au bas du Rain, rencontre Minique le conducteur de tronces; le brave voiturier arrête son attelage pour laisser passer les gamins dans la frayée et éviter que les tronces en glissant ne viennent à barder (4) et à blesser l’un deux. – Ohé ! les Saint-Nicolas ! bonsoir ! – Bonsoir Minique ! – Le bon voiturier sourit; il se remémore de ses jeunes années alors qu’il suivait lui aussi les Saint-Nicolas; il était le pourvoyeur attitré des Pères Fouettards; nul ne savait mieux que lui les bons endroits de la forêt où poussent les hauts genêts et les belles corres (5); l’évocation de sa jeunesse le met de belle humeur, elle lui fait oublier le labeur si dur du conducteur de tronces.
Drelin !… Drelin !…
Dans tous les coins de la ville, au quartier populeux et ouvrier de Forgotte, dans les sections commerçantes du Rain, du Marché, du Lac, aussi bien qu’au boulevard habité par les bourgeois cossus, retentissent les joyeux Drelin ! Drelin !… de Saint Nicolas. Partout des groupes d’écoliers vont, perpétuant la tradition, rendre visite aux jeunes enfants; les initiés, ceux qui ne croient plus, et vont à la grande école, sont seuls du complot; aussi le grand évènement est-il l’objet de toutes les conversations, et dans les classes de l’après-midi il y a eu de nombreux rappels à l’ordre. A peine les portes de l’école ont-elles été ouvertes que les écoliers sont partis joyeux dans toutes les rues avoisinantes courant se costumer, qui en Saint Nicolas, qui en Père Fouettard, qui en Père Sonneur, qui en simple spectateur.
A ce propos il nous revient un souvenir vieux – bientôt d’un quart de siècle – c’était le premier hiver que nous passions à Gérardmer. Pendant notre dernière leçon du soir nous avions remarqué une animation anormale surtout chez deux de nos élèves les jeunes H. et J.; après plusieurs observations restées sans effet, nous avions dû leur infliger une retenue d’une demi-heure après la classe; survint une crise de larmes, aigue et déchirante après le départ des autres élèves; nous étions fort intrigué car d’ordinaire ces élèves – plutôt espiègles et insouciants – se seraient fort bien accomodés de la punition en somme bénigne; soudain ils prirent une résolution héroïque et avec dans la voix de vraies larmes – pas de crocodile – ils me supplièrent de relever la retenue, l’un d’eux devant faire Saint Nicolas, l’autre, Père Fouettard ! J’étais ignorant de la coutume; en deux mots je fus mis au courant, je levai la consigne sous la seule réserve de connaître une maison où mes deux farceurs pontifieraient. Ils furent exacts au rendez-vous.
Ah les bons apôtres ! Et quels précoces et habiles comédiens ! C’est à peine si je pus les reconnaître sous leur déguisement. Croiriez-vous que Saint Nicolas eut l’aplomb de me présenter à baiser son anneau épiscopal et que le Père Fouettard m’offrit une collection de verges pour ceux de mes élèves qui n’étaient pas attentifs à mon cours d’histoire naturelle !! Les deux espiègles ont grandi; ils sont restés des inséparables et sont devenus de graves pères de famille; j’ai rencontré l’autre soir leurs aînés qui couraient avec les Saint-Nicolas et allaient surprendre leurs jeunes frères et sœurs.
Il y aura encore longtemps des petits Saint-Nicolas dans la montagne vosgienne :
Drelin !… Drelin !…
L. GEHIN
(1) Hotte légère servant aux montagnards à porter les provisions de ménage. Il y en a une autre qui sert à transporter le fumier, une troisième pour porter le bois fendu.(2) Boro : Poèle spécial à la montagne formé de plusieurs coffres superposés, qui dégage beaucoup de chaleur. On met le foyer dans l’âtre, à la cuisine.
(3) Nom familier d’Edmond
(4) Barder : Mot des conducteurs pour désigner l’action d’une pièce de bois de glisser brusquement sur la neige.
(5) Coudriers.
Source : LE PAYS LORRAIN – Année 1905.
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