La veillée de Noël

Bûche de NoëlLe repas du soir vient de s’achever ; autour du foyer le cercle de famille s’agrandit, faisant place aux proches, aux amis, aux voisins qui se réunissent pour la solennelle veillée.
L’ancien, l’aïeul se lève de la chaire de bois, toute noircie par la fumée de deux siècles, et qu’il occupe au coin de l’âtre. Il fait un signe ; et parmi les enfants, c’est à qui s’empressera d’allumer la lanterne de corne et de le précéder vers la porte qui mène à la grange. Un instant après tous deux reparaissent, l’enfant avec son fanal, le vieillard portant sur l’épaule une énorme bûche, la bûche de Noël.
A quelle forêt voisine échut l’honneur de fournir le tison vénérable ? Certes la feine dont il n’est qu’un quartier dut voir les jours héroïques d’antan, avec la braise c’est un peu de la vie des ancêtres qui va se rallumer ici.
L’ancien dépose pieusement la bûche à la place qu’elle doit occuper, et, selon le rite chrétien, l’asperge d’eau bénite, en forme de croix. Il n’a garde d’oublier le rite, plus vieux encore, qui consiste à l’arroser d’un peu de vin. Ainsi faisait-on jadis au tré joué, cette bûche détachée du plus vieil arbre de la forêt, béni et enflammé par les druides, et dont chaque tison devait durant trois jours alimenter un foyer.
Soufflet-a-boucheCette bûche de bénédiction ne brûlera pas trois jours pleins; au matin de la troisième journée on la retirera du foyer pour la garder pieusement avec le cierge de la Chandeleur, parce qu’elle préservera la maison de la foudre.
Approchant de sa bouche le long tube de fer, garni d’une petite fourche à l’extrémité, qui tient lieu de soufflet dans nos villages lorrains, le vieillard ranime le feu un instant ralenti. Les étincelles jaillissent, et quand le bois commence à prendre feu, c’est de toutes parts une explosion de joie.

Et de sa voix chevrotante, c’est encore l’ancien qui entonne le très vieux noël traditionnel :

Morgâ! Vo n’entrerô pas!                         Morga! Vous n’entrerez pas!
La peute gent que véci,                             La vilaine gent que voici
Que nos épreuche!                                     Qui nous approche!
Perné torto vos guillots,                           Prenez tous vos bâtons,
Et je penrà mai seuche.                            Et je prendrai ma souche.

Cette évocation des mages, et surtout du noir Balthasar et de sa suite est peut-être un peu prématurée ; mais elle remémore si bien les multiples invasions et incursions que virent nos pays à travers les siècles !
Pauvres manants! eurent-ils souvent, pour se défendre, autres armes que des guillots et des souches ?

CrècheL’ancien se tait, un peu court de souffle. C’est aux plus jeunes de continuer l’office familial. Et tous les vieux noëls y passent, portant chacun l’empreinte d’un siècle et gardant chacun sa vibration, flageolet ou mandore, cornemuse ou hautbois.
Mais il semble qu’un coup ait résonné à la porte. Les chanteurs font silence ; une voix au timbre bizarre, une voix qui se change pour devenir méconnaissable, retentit derrière l’huis.
Tous ont deviné : c’est une dayure, sorte de dialogue échangé entre garçons et filles, du dehors au dedans des maisons. Un éclair de plaisir allume les yeux des jeunes, tandis que les vieux se regardent, un peu scandalisés.
Dayer à la veillée de Noël ! Jamais on n’eût vu cela autrefois… Comme les mœurs de relâchent !
Tout le monde ne sait pas également dayer. A ce jeu la mémoire joue souvent un rôle moindre que l’à-propos, et la finesse. Tous les yeux se sont tournés vers une jeune fille :

– Allons! Mariette, à toi de répondre.

Mariette, toute rougissante, a dû s’approcher de la porte.
De nouveau, derrière le verrou, la voix psalmodie :

– Verez-voJeune lorraine dayi ?                                                 – Voulez-vous dayer ?
– Yo.                                                                       – Oui.
– De quoué ?                                                        – De quoi ?
– D’aimou.                                                            – D’amour.
– Quand ve pouailais d’aimou, saivé-vo        – Quand vous parlez d’amour,
ce que ç’o que d’eilmai ?                                     savez-vous ce que c’est d’aimer ?
– Ene gaichotte que n’ai me d’aimant            – Moi, une fille qui n’a pas d’amant
do ce monde, quement verez-vo que               en ce monde, comment voulez-
je ve réponde ?                                                      vous que je vous réponde ?
– Si t’n aimant otô su in poirel, quement      – Si ton amant était un poirier,
que te ferô pou li poutiè ai bouère do in        comment ferais-tu pour lui porter
painel ?                                                                  à boire dans un panier ?
– J’airêtero lai manre châgeon, et je li           – J’attendrais la mauvaise saison,
pouthereuil in diaçon.                                        et je lui porterais un glaçon.
– Si t’étô d’in coûtai de lai riviare et lu          – Si tu étais d’un côté de la rivière
de l’aute, quement que te fero po te laivai     et lui de l’autre, comment ferais-
lâ mains ai l’même baissin et lâs essuyi          tu pour te laver les mains au même
évou lo même essue-mains ?                                           bassin et les essuyer au même essuie-mains ?
– Je penreuille lai riviare pou me baissin                  – Je prendrais la rivière pour mon bassin
et lo soulo pou essu-mains, etc…                                   et le soleil pour essuie-mains, etc…

La dayure continue ainsi jusqu’au moment où la jeune fille fatiguée y met fin par une boutade inattendue.

Cependant, à la grande joie des enfants pour qui l’écreigne se termine longtemps avant le premier appel des cloches, le gaufrier de famille s’érige en face du feu. Vénérable relique dont l’empreinte, vieille de deux siècles, porte les initiales d’un ancestral mariage. On sait qu’un des premiers objets des ménages nouveaux était le gaufrier.
Dans le moule brûlant, la pâte s’étale, en épouse tous les creux. Vite le gaufrier se couche de nouveau dans le brasier pour en sortir une minute après, riche d’une croustillante friandise.

Veillée de NoëlLe vin clair du pays coule dans les verres et délie les langues. Pendant que les femmes, non munies de leur tour (rouet) à cause du chômage obligatoire de la veillée de Noël, organisent entre elles un babillard couarâge où toutes les nouvelles du village sont commentées, fiançailles et mariages compris, les hommes se racontent les épisodes des dernières guerres, dont plusieurs d’entre eux furent les héros. Les vieux rappellent ce camp de Boène, dit camp de la Délivrance, établi dans les voisines forêts de Sauville, où francs-tireurs et garibaldiens, durant l’hiver de 1870-71, se tinrent aux aguets pendant plusieurs mois, et d’où partirent au pont de Fontenoy un soir de la veillée de Noël pareil à celui-ci. Et les jeunes ajoutent des souvenirs récents, poignants, et que ravive l’incessante tombée de la neige dans la nuit.

Cependant la voix grave de la grosse cloche retentit, sonnant le premier coup de l’office. C’est pour les enfants le signal du sommeil et du lit. C’est aussi le signal d’une tradition sacrée à laquelle on ne manquerait point dans cette maison.
Les récits de la dernière guerre se taisent pour faire place à un récit plus ancien. Et tous laissent parler l’aïeul.
Alors il semble que l’horloge du temps rétrograde de plusieurs siècles. La flamme du foyer même se ralentit et se recueille, comme si elle se souvenait d’avoir brûlé ailleurs, sous une cheminée depuis si longtemps abolie !
Et c’est tout un lointain passé qui s’incarne dans cet homme.
Siege-de-La-MotheD’une voix émue quoique monotone, et comme s’il psalmodiait, il dit avec des mots désuets, ou très anciens, l’exode de 1645, quand les grand-pères durent quitter La Mothe vouée à la destruction. Il raconte l’abandon du foyer, et comment on fit descendre sur des charettes tout ce qu’on put du mobilier. Il dit les premières années de la vie nouvelle, et comment l’ancêtre Maublon, avocat à La Mothe, se fit laboureur à Outremécourt. Lointaines déjà, mais vivaces traditions que tous recueillent avidement, et qu’ils associent dans leur esprit aux traditions religieuses de Noël.

L’heure est arrivée de prendre le chemin de l’église. Par la porte ouverte entrent des bouffées d’air glacial et pur.
Et toujours la neige qui tombe, rayant la nuit de son doux floconnement. Les lanternes sont allumées, les couvets qu’emportent les femmes munis de la dernière braise, et tout le monde s’achemine vers le rustique sanctuaire dont les vitres éclairées rayonnent au loin sur les silhouettes noires des maisons.

02-TetesLorrainesUn seul est resté, près de l’âtre désert, un seul, l’Ancien, que retient la vieillesse. Il ne s’associe pas moins dévotement aux prières touchantes de la Nativité, et dans un vieux paroissien selon le rite toulois, lit lentement en latin et en français, l’homélie de saint Grégoire et les oraisons de la messe.
Le livre s’est fermé, ses yeux aussi un moment, comme s’il se recueillait ; et voici qu’un autre homme se révèle en lui, un homme plus ancien encore, et qui va célébrer d’autres rites.
Il ouvre la porte, et sort. Où s’en va-t-il, l’Ancien, dans la nuit moutonnante de neige ?

Quelques minutes s’écoulent ; et il reparaît, portant dans ses mains de menues branches de pommier dont il plonge l’extrémité dans un vase plein d’eau qu’il place ensuite sur la haute cheminée ; non loin du très vieux crucifix de cuivre, ciselé jadis par les ouvriers renommés d’Haréville, à quelques lieues d’ici.
Ces rameaux sans vie, la nuit mystérieuse va les féconder, bientôt écloront des bourgeons, puis viendront les fleurs; et d’après la quantité des corolles épanouies en plein hiver, on augurera la récolte de l’année.

Blé de NoëlUn autre rite plus mystérieux, plus chargé encore de tradition, succède à celui-ci. Cette fois le vieillard s’est agenouillé devant le feu. Dans sa main ouverte un peu de blé s’étale, un peu de ce froment que depuis si longtemps ses ancêtres ont semé et cultivé dans la terre lorraine.
L’ancien choisit les douze grains les plus beaux et les aligne devant le feu en les espaçant, et en les baptisant à voix haute du noms des douze mois.
Sous les yeux du vieil homme immobile le froment s’échauffe à la chaleur du brasier ; il noircit, il palpite comme s’il vivait, comme si en lui s’éveillait une âme inquiète ; il saute ; tous les grains sautent l’un après l’autre ; et selon la distance qu’ils vont prendre de la ligne, les grains annoncent la hausse ou la baisse du prix du blé durant chacun des douze mois.
Précieux renseignements, sûrs présages que l’ancien recueille dans sa mémoire.

Bûche en feuEt maintenant, les yeux sur la bûche embrasée, le vieillard songe longuement.
Que lit-il dans le capricieux écroulement des braises ? En cette âme augurale tant de vieux germes déposés par le passé fermentent encore ! Tant de vieux rites s’attachent aux traditions de Noël !… Mais l’heure s’écoule ; la vieille horloge, de sa voix cassé, lui annonce le prochain retour des adorateurs de l’Enfant-Dieu. Non ! Il n’aurait point le temps d’interroger encore la nuit sacrée.
Voici l’instant de reciner. Sur la grande table le vieillard fait les premiers apprêts du festin qui va suivre.
Et les voici déjà qui rentrent, qui se pressent en coup de vent à la porte par où de nouveau s’engouffre l’air froid de la nuit.
Et tous de l’interroger :

– Aurons-nous de beau blé, grand-père ? – Aurons-nous des pommes ? – Quel temps fera-t-il pour la fenaison ?

Mais le vieillard, avant de donner le signal du festin en s’asseyant lui-même en sa chaire de bois, rappelle gravement l’usage immémorial. Comment, en cette nuit sacrée, oublierait-on les pauvres animaux témoins jadis de la naissance du Sauveur ?
Ne se souvient-on point que, durant la messe de minuit, ils ont l’usage de la parole et causent parfois entre eux des antiques merveilles dont ils furent témoins ?
C’est lui encore qui va, à l’étable, leur donner leur provende de foin. De nouveau la lanterne de corne s’allume.
Et quand il reparaît, l’odeur des côtelettes et des boudins retirés de la braise ardente invite toute la famille à la joyeuse agape de Noël.
Et sur cette joie humaine blottie au creux de la vallée, et sur tout le village déjà submergé sous la blancheur, la neige continue son amoncellement silencieux.

Alc. MAROT.

Nuit-noel-imgSource : LE PAYS LORRAIN – 13ème année – Décembre 1921 – Alcide MAROT (1862-1927).

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