AU COUARAIL

Courail Village

A George Chepfer.

Courail Un cougnat renfoncé en l’un quelconque de nos villages lorrains.

De l’ombre grise s’étend, grâce à des auvents, à de larges volets, à un grand mur tout décrépi où l’on suspend des poignées de blé de Rome, où l’on adosse des tonneaux vides et des chariots démantibulés.

Et plus loin, au-delà d’un caniveau boiteux où stagne, au soleil de juillet, un peu de noir purin, venu des gros fumiers entassés sur le devant des maisons, c’est la route, la grand’route qui mène au village voisin, le chemin poudreux baigné de lumière où passent les gens, les bêtes et les voitures de charroyage.

Il fait touf, jamais de la vie… et des chaurées vous prennent subitement, se muant en gouttes de sueur, en soudaine défaillance qui vous font rester là, des heures, à joc sur un banc vermoulu ou sur une chaise basse, sans faire ni rû ni mû, et « en cuisant dans son jus. »
Il fait donc moult chaud, allez, sous not’ ciel bleu de la Lorraine d’été… et ces dames sont assises en rondinial, au bon couarail, les grandes heures de l’après dîner.

Tête Lorraine6Il y en a qui brodent ou qui ramandent des bas ; il en est d’autres qui ourlent des torchons de grosse toile ou qui épluchent des légumes pour le tantôt.

Il y a la belle Juliette Soudieu qui n’en finit pas avec sa pucette et qui retape les trois-quatre fleurs si fiâches de son chapeau des dimanches ; il y a la mère Antoine qui pille des grosses fèves et l’Henriette Bigeot qui enfile des perles blanches, et la Gâbrielle Féry, un vrai baume tranquilie, qui remet des boussattes neuves dans la halette de sa mère-grand.

Et, dans l’ombre qui grandit à chaque tournant du soleil, le couarail est là, à jacqueter, dans son cougnat surchauffé… et l’on en dit, l’on en raconte, allez… et tournent « les fines langues de patte »… et manoeuvrent moult bien « les solides battoirs féminins », de vraies tétrelles, dirait le Minique Dron.

On y parle de tout et encore d’autre chose, de la fenaison qui s’avance et des jardins roustis, du mariage de la Louise Méchat avec un beau sergent de chasseurs à pied, et puis d’une recette pour les cors (oh ! mes cors, Madame Antoine !), et de cette petite enragée de Perrin, qu’a déjà eu son certificat à Einville, et d’une liqueur nouvelle pour faire mijoter les mille-pertuis et le vespétrô, lisquettes de ces dames au coeurs de nos hivers.

Tête LorrainePassent deux curés « qui n’en peuvent plus qu’un peu », tout ruisselants de sueur, un maigriot qu’a l’air feunntré et ressapi, et un autre, houlant dans graisse, la bavette au diable.
_ « En v’là deux qui ne viennent pas ici pour sucer de la glace, bien sûr. Y vont s’arranger avec le nôtre pour le lundi de la fête de Drouville. Y sont toujours sur quat’ chemins, les hommes-là ! »

File ensuite un vélo qui disparaît dans un nuage de poussière, effarant trois poules et un père canard à la queue en retroussis, réveillant un gros chien, tâné en plein soleil, tout de son long.
_ « Avec leurs sâprées maniques, ceux-là, si c’est permis… ils finiront par écraser tout le monde. On n’est seulement plus tranquille devant chez nous, ni pour nous autres, ni pour nos bêtes, ni pour nos râces. Et not’ Mimile qui voulait que son père l’y en achète une, des manivelles-là.

Huchée tout en haut d’une énorme voiture de foin sec, c’est Madame Voiry qui se prélasse, avec sa camisole de rayure et son grand chapeau de paille, et qui s’en revient quérir la marande pour leurs hommes qui fauchent là-bas, au Pré-Caoué.
_ « En v’là une qui n’en fait pas lourd et qui s’aime bien… elle ne cassera pas ses oeufs, celle-là… on dirait un vrai mausolée là-haut.
Et vous allez la voir, dimanche, à la messe, avec sa robe violette, ah ! Jésus-Maria, le roi ne sera pas de ses parents, vous verrez ! ».

Tête Lorraine5Et ceci et çà… les langues du couarail tournent et retournent, causant sept fois avant de penser, devisant toujours, des hommes et des femmes, des tenants et des aboutissants, des râces et des grandes baisselles, et des trois filles-là, donc, qu’ont été prises à Courbesseaux, et de la Misquette, la vieille chatte de la tante Franceline qu’à encore bien fait des jeunes l’autre jour, et du Colas-là de Grandvezin qu’à l’air si godiche, et du fils du gendarme de Bayon, le beau grand jeune homme là, si distingué, qu’a été si malade qu’on croyait bien l’enterrer, et du feuilleton de l’Impartial ousque c’est si bien raconté sur la baronne de Planche-Mibray, et du mal qu’on a donc dans la vie, si vous saviez !

Les heures passent, l’une suivant l’autre, dans une grande paix d’ombre chaude … les heures des jours d’été en nos villages de Lorraine. Et les couarails vont leur train partout, et depuis des siècles et des siècles il en fut toujours ainsi : l’homme agit et oeuvre la terre, la femme reste au logis avec les enfants, les bons petits nâpions au maillot.

Continuez, Mesdames, les bons couarails de vos mères … c’était un drôle d’homme celui-là qui osa dire que le silence était d’or … il eut vite changé d’avis, si, par hasard, en les journées du temps chaud, il avait ouï tourner « vos gentils moulins » et vu filer de vos lèvres purpurines le doux langage de chez nous, vos piquantes expressions de jadis et le chantant parler des bonnes gens du pays lorrain.
Quand on a une langue, disait l’Augustine, c’est pour bien s’en servir, n’est-ce pas donc !
Oh ! mais oui, lou bon chouri !

Émile BADEL.

Courail FemmeSource : LE PAYS LORRAIN – N°1093 – 3ème Année – 1906 – Texte d’Émile BADEL (1861-1936).
Illustrations : TÊTES DE LORRAINE – Série 4 –  Dessins de Jean SCHERBECK (1898-1989). (Pensez à cliquer pour agrandir)
Lexique : Vous trouverez ci-dessous quelques traductions de notre patois lorrain utilisé dans ce texte.

– Baisselle, Baicelle, Bêcelle, Bèsatte : n.f. Jeune fille.
– Chaurées, Chauraille : n.f. Suées, chaleurs, vapeurs.
– Couarail, Couaroil : n.m. Réunion conviviale le soir au coin du feu, long bavardage.
– Cougnat, Cognat, Coignat, Coignot
: n.m. Coin, (Se cacher dans in cougnat).
– Feunntré, Fénetré, Fénetraye :  Se dit d’un fruit ou d’un légume creux.
– Fiâche : adj. Fané, flasque, flétri, fatigué, (J’suis tout fiâche – Je suis fatigué).
– Halette : n.f. Coiffure féminine Lorraine faite de tissu avec une armature d’osier. Coiffe.
– Marande : Casse croûte de 10 et 16 heures, le goûter.
– Nâpion : n.m. Bébé, enfant au berceau.
– Piller : verbe Ecosser.
– Râce :
 n.f. Enfant
– Ressapi, ressépi, -e : adj. desséché (« ma viande a trop attendu, elle est toute ressépie »)
– Sâpré, -e : adj. sacré (une sâprée peur !)

– Tâner : verbe S’étendre se coucher
– Touf, Touffe : adj. Temps lourd.

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